C.R.A.B. 1940, petit journal de l’exode d’un jeune nivellois.

Un récit de l’exode de 1940 ? De l ‘EVACUATION, comme il était de bon ton de dire ? Un récit de plus, c’est vrai.
Inédit toutefois. Rédigé au jour le jour en style télégraphique, il a sommeillé jusqu’à présent dans mes cartons. Du 14 mai au 16 août 1940, soit pendant 95 jours, j’ai noté mes déplacements, occupations impressions. Je les livre aujourd’hui aux lecteurs de RIF TOUT DJU non sans y mêler , de-ci de-là, les réflexions qu ‘à presque un demi-siècle d’écart un individu peut porter sur une tranche marquante de son adolescence.


Louis GENTY

VENDREDI 10, SAMEDI 11 et DIMANCHE 12 MAI 1940 J’ai raconté jadis (RTD no 238, mai 1980), notre réveil brutal le 10 mai à 5,10 heures du matin, lorsque la Luftwaffe a détruit les installations de notre plaine d’aviation.

Dès ce moment, deux préoccupations émergent dans beaucoup de familles. En premier lieu, on réalise qu’une nouvelle forme de guerre va nous frapper:le bombardement aérien ; on s’ingénie donc à dégarnir les greniers et à éviter les étages. En second lieu, et ceci résulte des expériences de 14-18, on stocke les denrées alimentaires peu ou pas périssables farine, sucre, légumes secs, biscuits, conserves en boîtes, chocolat, café, thé, salaisons.
Le .lieu de travail de mes parents (ils sont concierges au Ministère des Finances, avenue Albert et Elisabeth, 8) se prête bien à des rencontres et discussions, entre fonctionnaires comme entre personnes privées. La famille de ma mère se manifeste le 10 mai dès huit heures. L’oncle Alphonse, la tante Céline, le cousin Alfred et la cousine Juliette viennent aux nouvelles. Ce sont de braves quinquagénaires qui ont toujours mené une vie rurale; ils n’ont guère connu les privations de 14-18 et n’ont été victimes d’aucun affrontement militaire. Cela explique peut-être leur candide optimisme. Mon père, lui, a passé toute la « grande guerre » en première ligne. Il lui en est resté un réalisme cru, choquant même aux yeux d’un non-initié. C’est ce qui ne peut manquer de se produire, et on en arrive vite au dialogue de sourds. Avant de transcrire la conversation, je dois encore dire que mon père s’exprime en wallon nivellois face à des interlocuteurs originaires de Frasnes-lez-Gosselies. Nom di djû d’nom di djû ! Binde dè vaûrés ! Là qu’i I rcomînch t nu ! Min ça n’ fé ré, savé ! I vont rèscontré leu maîsse ! Waye, putète. Mi, djè lès-z-ai vu à l’ouvrâtche un katoûze. On a yeû des rûches assé pou d’in v’ni à d’bout. Djustuminto Vo pinseu toulmînorne bé qu’O n’va pu l’ z’è Ieyî fé, endo. Vo daleu vîr come o va leû r i passé leû djakète ! Waye, vo d’ zé ça, vous. Djè sé bîn qu’Iès Boches ont ralé avè leu keuye intrè leu pates in dij-wite. Min i no-z-a falu passé kate-z-anéyes pou rèyussi à I-zè spotchi ! Vo n i daleu né dîre qu’ès coû-ci, lès aûtes ont d’rneuré là à ratinde avè leû deû pîds dèdins l i saya ? Aââh ! Pasquè vo cwèîyz qu’on-z-abat lès Boches dinsi ? Djë-lès-z-ai yeû à mès guètes dèssu PYsér, mi. Savé bîn qu’pou tnu tièsse à in Boche, i faloût swèt in soudart belch’, swèt in Français, swèt deux-z-Anglais ou bîn kat-z- Amèricains ? L’oncle Alphonse et le cousin Alfred suffoquent, suprêmement vexés. Diséz au promî coûp qu’Iès Boches sont lès pu foûrts ! Bîn seûr, ça. Tous lès ciens qui lè ont yeû pa-dvant yeûss èl savont bîn… Vo n’asteu né onteû d’pârlé dinsi ? Ce reproche formulé, l’oncle, le cousin et leurs épouses respectives se retirent, outrés, Ils claquent la porte en s’exclamant – No n’ vérons pu droci.

Ils ont solidairement tenu parole pendant deux jours. La tante Céline va reparaître le 13 mai en fin d’après-midi. Mais avant cela, il me faut en finir avec les préalables. Le soir du dimanche 12 mai, troisième jour de guerre, la situation militaire est qualifiable de « préoccupante » (l’adjectif dit bien ce qu’il veut dire) pour nos armées. Chacun s’en doute, mais en l’absence d’informations officielles, il est des gens qui s’obstinent à rêver. Moi, au moment de l’invasion, je suis âgé de seize ans et quelques semaines. Je suis étudiant en première année de l’école normale primaire, où les examens de fin d’année scolaire sont annoncés pour juin. Je fréquente aussi l’académie de musique dans quinze jours, je concourrai au degré supérieur de piano et au degré moyen de musique de chambre.

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